EXCLUSIF. Syrie : les secrets de l'opération Hamilton
Par Guerric Poncet
C'est la France qui a piloté l'ensemble du dispositif aérien, le 14 avril. Malgré un raté, l'objectif fixé par le politique a été atteint.
Quelques jours avant les frappes contre le régime de Bachar el-Assad, sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne, deux officiers français de l'armée de l'air foncent au quartier général de l'US Air Force en Europe. Dans leurs valises, les plans du raid aérien français en Syrie qu'ils doivent proposer aux Américains. Il faut faire vite : Donald Trump, Emmanuel Macron et Theresa May viennent de se mettre d'accord pour frapper ensemble, et il appartient aux militaires de régler les détails. Sur ordre de l'Élysée, les Français ont peaufiné leur scénario de rétorsion, dès le lendemain de l'attaque chimique du 7 avril à Douma, attribuée au régime de Bachar el-Assad, et ils ont déjà identifié la plupart des cibles.
L'idée est d'envoyer de France une poignée d'appareils qui seront ravitaillés en vol et frapperont la Syrie, 3 500 kilomètres plus loin, sans faire escale : cinq Rafale équipés de dix missiles de croisière SCALP, quatre Mirage 2000-5 pour les protéger, deux avions radars Awacs et six avions ravitailleurs. Grâce à cette préparation avancée, l'armée de l'air obtient le commandement de tout le volet aérien de l'opération. Les Américains, dont l'essentiel de la force de frappe est maritime, greffent au raid français quelques chasseurs qui partent d'Aviano, en Italie, ainsi que deux bombardiers supersoniques B-1 et des avions ravitailleurs. Quatre Tornado britanniques rejoindront le dispositif au dernier moment puisqu'ils décollent de leur base d'Akrotiri, sur l'île de Chypre.
Effet de saturation
« Nous avons d'abord élaboré ce raid comme une opération 100 % française, où nous allions frapper seuls, puis elle est devenue tripartite », raconte le général Jean-Christophe Zimmermann, commandant de la défense aérienne et des opérations aériennes, que nous rencontrons sur sa base de Lyon-mont Verdun. Malgré les quelques bâtiments et radômes qui dépassent de la colline, le coeur de cette base est situé 130 mètres sous nos pieds, dans une gigantesque installation souterraine, que l'on appelle ici pudiquement l'« ouvrage ». On y accède par un tunnel de plusieurs centaines de mètres. Sur trois étages, l'armée de l'air a installé ses centres de décision cruciaux; c'est de là que le général Zimmermann a commandé les avions français, américains et britanniques, le 14 avril.
GRAPHIQUE
QG. La base de Lyon-mont Verdun est le centre névralgique de la défense aérienne française. De là ont été coordonnés les avions français, américains et britanniques.
Guerric Poncet
Le raid doit faire « face à un rideau de défenses sol-air intégrant des systèmes capables de prendre en charge plusieurs cibles en même temps, raconte le général, et nous avons cherché un effet de saturation, afin de maximiser les chances de nos armes de passer au travers ». Les missiles intercepteurs russes ne sont pas entrés en action, mais il fallait prévoir le pire : dans la région, « les Russes se sont déjà entraînés à intercepter leurs propres missiles avec leurs avions », poursuit le général Zimmermann. L'effet de saturation est décuplé par les quelque 85 missiles tirés par les navires et bombardiers américains, là où seize missiles français étaient prévus au total : huit pour les aviateurs, huit pour les marins. De leur côté, les Britanniques tirent huit missiles.
L'avion radar Awacs est au coeur du dispositif tripartite. Deux des quatre Awacs français (un principal, un en soutien) rejoignent la zone et la surveillent pendant toute la durée du raid. L'appareil principal embarque un officier de la marine et un officier américain pour la coordination et, surtout, le colonel Julien*, qui porte, ce jour-là, la casquette de Haute Autorité de défense aérienne, c'est-à-dire l'officier clé de la mission : il donne le feu vert final pour les tirs. « Avec l'Awacs, nous voyons tout », confie cet homme, que nous rencontrons sur sa base d'Avord, dans le Cher.
Le 14 avril, à peine arrivés au large de la Syrie, les Awacs français se découvrent un voisin : un A-50 Mainstay (Awacs russe) et son escorte, « restés sur zone pendant toute la durée des frappes », au beau milieu du canal de Syrie. Une façon de collecter des informations précieuses sur les Occidentaux. « Nous l'avons fait aussi sur eux », s'empresse d'ajouter le général Zimmermann. Pour limiter le flux d'informations récupéré par l'autre partie, « des mesures ont été prises sur nos bases, y compris contre ceux qui nous voient d'en haut », assure le général, évoquant les satellites-espions russes, dont les heures de passage sont parfaitement connues.
GRAPHIQUE
L'un des Awacs français qui ont participé au raid du 14 avril. Le radar de 9 tonnes qui tourne au-dessus du fuselage "?voit?" à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde.
Guerric Poncet
Ratés et incidents
Dans les Awacs français, l'ambiance est feutrée. « Chacun jouait sa partition, résultat d'un travail de préparation long et complexe », raconte le colonel Julien. Dans ses classeurs, le jour J, une vingtaine de « what if », des décisions prédéfinies si quelque chose se passe mal. Par exemple, si un avion ravitailleur n'est pas au point de rendez-vous ou si les Russes décident de réagir. Chaque décision est ajustée selon le risque admissible, une notion fixée au plus haut niveau.
Les Russes ne réagissent pas : ils observent. Ils font savoir qu'ils sont là.
Comme c'est souvent le cas dans des opérations de haute importance, l'un des cinq Rafale français est en réserve, tout comme ses deux missiles SCALP. Les marins ont pour leur part prévu trois frégates multimissions (FREMM), dont une en réserve. Selon nos informations, les deux frégates principales doivent tirer huit missiles de croisière navals (MdCN), soit quatre chacune, et la FREMM de réserve se tient elle aussi prête à en tirer quatre. Mais, une fois l'opération lancée, les choses ne se passent pas comme prévu : l'attitude inamicale de deux navires russes présents dans la zone, dont la frégate de nouvelle génération « Amiral-Grigorovitch », empêche les marins français de tirer leurs missiles dans la fenêtre de tir d'une poignée de minutes. Résultat : seuls trois MdCN seront tirés. Un raté qui pousse les aviateurs à envoyer plus de missiles SCALP que prévu : neuf au lieu de huit. Mais pas dix, car eux aussi subissent un incident relativement rare : le dixième SCALP ne part pas du Rafale, qui s'en serait finalement séparé au-dessus d'une zone maritime déserte avant de rentrer en France.
Les missiles tirés évoluent au ras du sol, peuvent suivre des traits de côte ou des vallées et zigzaguer avant de grimper au dernier moment, pour frapper la cible à la verticale. Les Russes ne réagissent pas : ils observent. « Ils ont fait savoir qu'ils étaient là et je pense que leur objectif était de nous dire : On aurait pu, mais on a décidé de ne pas intervenir. Ce qui est une posture plus forte que s'ils avaient laissé leurs avions sur le parking », analyse le général Zimmermann, qui évoque toutefois des brouillages et des actions cyber.
Pour les militaires, la mission est accomplie : l'objectif fixé par le politique a été atteint. Toutefois, cette opération illustre l'inquiétant durcissement de l'accès aux espaces aériens. Côté politique, on perd beaucoup d'énergie à camoufler des ratés qui, si regrettables soient-ils, ne sont pas rares lors de l'utilisation d'une nouvelle arme. Et les deux objectifs des frappes ont été atteints pour la France : d'une part, le message politique est passé, avec le soutien crucial des États-Unis et de la Grande-Bretagne, sans lesquels l'opération aurait peut-être été techniquement réalisable, mais politiquement inimaginable. D'autre part, la France est bien entrée dans le club fermé des nations disposant de missiles de croisière opérationnels sur des navires, avec les États-Unis, la Russie et la Grande-Bretagne